echos


La puissance féministe.

Extrait du livre de Verónica Gago

Verónica Gago, La puissance féministe, ou le désir de tout changer, Paris, Éditions Divergences, 2021.



Parler de puissance féministe, c’est revendiquer l’indétermination – nous ne savons pas de quoi nous sommes capables avant d’en avoir fait l’expérience, avant d’avoir repoussé des limites qui ne sont destinées qu’à nous rendre crédules et obéissantes. La puissance, notion développée par Spinoza, Marx et au-delà, ne peut pas être séparée de ses racines, du corps qui l’incarne. Par conséquent, la puissance féministe est une puissance du corps, toujours individuelle et collective, qui n’existe que dans ses variations, et donc, comme singularité. Cependant, la puissance féministe déborde le corps car elle est réinventée par la lutte des femmes, le féminisme, les dissidences sexuelles qui ne cessent de mettre à jour la notion de puissance.

La puissance n’a pas d’existence abstraite (contrairement au concept aristotélicien de « potentialité »). Au contraire, la puissance féministe est une capacité désirante. Cela signifie que le désir ne s’oppose pas au possible, mais constitue une force qui guide notre idée du possible, autant collectivement que dans chaque corps singulier. Ce livre a l’ambition de devenir le manifeste de cette puissance indéterminée, qui s’exprime comme désir de tout transformer.

La pensée située est inévitablement féministe : si l’histoire des luttes féministes, victoires comme défaites, nous a appris quelque chose, c’est bien que la puissance de la pensée s’incarne toujours dans un corps. Le corps ne cesse d’être un agencement collectif (même quand il est individuel), qui mêle expériences, espoirs, ressources, trajets et souvenirs.

La pensée située est partiale, c’est inévitable. Partiale ne signifie pas petite part, fragment ou éclat. Au contraire, partiale renvoie plutôt à quelque chose de bricolé avec art, à un assemblage spécifique. Comme telle, la partialité fonctionne comme point d’entrée, comme perspective, et renvoie à la singularité d’une expérience.



[1] En espagnol, comme en français, il y a deux mots pour distinguer « pouvoir » et « puissance » : poder et potencia, qui dérivent du latin potestas et potentia. Une lecture spinoziste de cette différence permet de souligner que la « puissance » a une dynamique, une dimension constituante alors que le « pouvoir » est statique, constitué. « Puissance » renvoie à la faculté de faire, d’affecter et d’être affecté alors que le mécanisme de représentation qui constitue le « pouvoir » sépare la « puissance » du corps qu’il représente.


La puissance féministe. Extrait du livre de Verónica Gago, 18 juin 2021

-29T07:47:56+00:00 Stratégie

https://www.contretemps.eu/puissance-feministe-greve-patriarcat-violence-gago/

Picture

les ogres

https://peertube.stream/w/fVUtXHgTKTKCmfFhKX4kqs

"des pratiques de liberté" - Foucault

citation extraite du texte "De la liberté " Par Maggie Nelson

paru dans la revue AOC [Analyse Opinion Critique] le 09/01/2022

https://aoc.media/fiction/2022/01/08/de-la-liberte/


Arrêtez-vous si vous voulez parler de liberté


Je voulais écrire un livre sur la liberté. Je voulais écrire ce livre depuis que le sujet avait surgi inopinément dans un autre ouvrage que j’avais consacré à l’art et à la cruauté. J’avais entrepris d’écrire sur la cruauté, et j’avais été surprise de voir la liberté se frayer un chemin puis faire brèche dans la cellule étouffante de la cruauté. Épuisée par la cruauté, je me suis alors tournée vers la liberté. J’ai commencé par “Qu’est-ce que la liberté ?” de Hannah Arendt, avant d’amasser mes piles.


Mais j’ai vite bifurqué, et j’ai écrit un livre sur le care*, le soin, le souci de l’autre. Certains ont pensé que ce livre-ci avait également trait à la liberté. C’était rassurant en un sens, parce que ça me semblait, à moi aussi, être le cas. Puis j’ai songé qu’un livre sur la liberté n’avait peut-être plus de raison d’être – ni moi ni personne d’autre n’était tenu d’en écrire un. Existe-t-il mot plus galvaudé, imprécis, belliqueux ? “Avant je m’intéressais à la liberté, mais maintenant, je m’intéresse surtout à l’amour”, m’a confié une amie[1]. “La liberté ressemble à un message codé, un mot vicié et creux pour dire guerre, une exportation commerciale, le genre de chose qu’un patriarche pourrait ‘donner’ ou ‘reprendre’ ”, m’a écrit une autre[2]. “C’est un mot de Blancs”, m’a dit une troisième.


Souvent, j’étais d’accord : pourquoi ne pas se pencher sur une valeur moins contestée, mais tout aussi opportune et pertinente, comme l’obligation, l’entraide, la coexistence, la résilience, le développement durable, ou ce que Manolo Callahan appelle “la convivialité insurrectionnelle”[3]? Pourquoi ne pas accepter que la longue et glorieuse carrière de la liberté touche à sa fin, que notre obsession continuelle à son égard reflète une pulsion de mort ? “Ta liberté me tue !” proclamaient les pancartes des manifestants pendant la pandémie ; “Ta santé n’est pas plus importante que ma liberté !” s’égosillaient en retour les militants anti-masques[4].


Et pourtant, je n’arrivais pas à renoncer.


Une partie du problème réside dans le mot, dont la signification n’a rien d’une évidence ni d’un consensus[5]. En réalité, il opère un peu comme celui de “Dieu”, au sens où, quand on l’emploie, on ne peut jamais être tout à fait sûr de ce qu’on avance, ni même de parler de la même chose. (Est-ce qu’il s’agit de liberté négative ? positive ? anarchique ? marxiste ? abolitionniste ? libertaire ? la liberté des colons blancs ? la liberté décoloniale ? néolibérale ? zapatiste ? spirituelle ?, etc.) Ce qui nous amène au fameux précepte de Ludwig Wittgenstein : La signification d’un mot est son usage. J’ai pensé à cette formule l’autre jour, sur le campus de mon université, alors que je passais devant une table surmontée d’une bannière qui disait : “Arrêtez-vous si vous voulez parler de liberté”. Tu penses, si je veux ! ai-je lancé à part moi. Je me suis donc arrêtée et j’ai demandé à ce jeune homme blanc, sans doute un étudiant de premier cycle, de quel type de liberté il voulait parler. Il m’a toisée puis a répondu, d’un air mi-menaçant, mi-gêné : “Genre, la liberté classique de base.” J’ai remarqué à ce moment-là qu’il vendait des pin’s divisés en trois catégories : sauver les fœtus ; écraser la gauche ; défendre le droit au port d’arme.


Comme le travail de Wittgenstein l’indique assez, le fait que le sens d’un mot réside dans son usage n’est pas une raison pour être paralysé ou se lamenter. Au contraire, il peut nous encourager à observer à quel jeu de langage on joue. C’est précisément ce que cherchent à faire les pages qui suivent, au fil desquelles “la liberté” agit comme un billet de train réutilisable, tamponné ou poinçonné au gré des stations, des mains ou des véhicules par lesquels il transite. J’emprunte cette métaphore à Wayne Koestenbaum, qui l’a utilisée un jour pour décrire “la façon dont un mot, ou un groupe de mots, permute” dans l’œuvre de Gertrude Stein. “Ce que le mot veut dire ne te regarde pas, a écrit Koestenbaum, en revanche, où le mot voyage, voilà qui te concerne.” Les confusions que soulève tout discours sur la liberté ne diffèrent pas tant que ça des malentendus qui nous menacent chaque fois que l’on se parle de quoi que ce soit. Se parler n’en demeure pas moins impératif, même si, ou surtout quand, comme le souligne George Oppen, “nous ne sommes plus sûrs des mots”.

Une crise de la liberté


J’ai toutefois décidé de m’en tenir à ce terme, un choix auquel j’attribue rétrospectivement une double origine. La première relève de ma longue frustration vis-à-vis de sa cooptation par la droite (mise en évidence par la table du jeune homme), vieille de plusieurs siècles : “La liberté pour nous, la servitude pour vous” est la déclaration opérante depuis la fondation de la nation américaine. Mais après les années 1960 – au cours desquelles, comme le rappelle l’historien Robin D. G. Kelley dans Freedom Dreams [les rêves de la liberté], “la liberté était le but auquel tendait notre peuple ; libérer était un verbe, une action, un vœu, une injonction militante. ‘Libérez la terre’, ‘Libérez les esprits’, ‘Libérez l’Afrique du Sud’, ‘Libérez l’Angola’, ‘Libérez Angela Davis’, ‘Libérez Huey’ étaient les slogans dont je me souviens le mieux” –, la droite a redoublé d’efforts pour reprendre le concept à son compte. Il a suffi de quelques décennies d’un néo-libéralisme déchaîné pour que le cri de ralliement de la liberté exemplifié par le Freedom Summer, les Freedom Schools, les Freedom Riders, le mouvement de libération des femmes et le front de libération homosexuelle soit noyé par l’American Freedom Party, Capitalism and Freedom, Operation Enduring Freedom, le Religious Freedom Act, Alliance Defending Freedom, et consorts. Ce revirement a conduit certains philosophes politiques (telle Judith Butler) à qualifier notre époque de “postlibératoire” (mais, ainsi que le souligne Fred Moten, “pré-libératoire” serait tout aussi juste)[6]. Quoi qu’il en soit, le débat actuel sur la liberté peut se lire comme un symptôme de ce que Wendy Brown appelle une progressive “crise de la liberté”, dans laquelle “les forces antidémocratiques de notre temps” (que nos démocraties autorisent néanmoins à prospérer) ont produit des sujets – y compris ceux “fonctionnant souvent sous la bannière des ‘politiques progressistes’” – qui semblent “désorientés quant à la signification et à la pratique de la liberté”, et ont permis au “langage de la résistance [de reprendre le terrain] laissé vacant par une pratique de la liberté plus expansive”[7]. Face à une telle crise, s’en tenir à ce terme m’a paru le meilleur moyen de refuser ce marchandage, d’éprouver les possibilités qui nous restent – ou non – pour prendre sa défense.


La seconde origine – qui vient compliquer la première – tient aux doutes que je nourris de longue date sur les rhétoriques émancipatrices du passé, en particulier celles qui conçoivent la libération comme un événement unique ou une ligne d’horizon. Cette nostalgie pour la libération telle qu’elle a été formulée dans ces notions antérieures – dont beaucoup dépendent de mythologies de la révélation, de violents soulèvements, de machisme révolutionnaire et de progrès téléologiques – me semble souvent, face à certains problèmes actuels, inadéquate, pour ne pas dire néfaste, comme dans le cas du réchauffement climatique. Ces “rêves de liberté” où l’avènement de la liberté prend la forme du Jugement dernier (à l’instar de ce “jour” qui verra, d’après Martin Luther King Jr., “tous les enfants de Dieu […] se donner la main et chanter les paroles du vieux negro spiritual : ‘Enfin libres, enfin libres, grâce en soit rendue au Dieu tout-puissant, nous sommes enfin libres !’”) peuvent effectivement nous aider à imaginer le futur que l’on souhaite. Mais ils peuvent aussi nous conditionner à penser la liberté comme un accomplissement futur plutôt que comme une pratique continue au présent, une chose déjà à l’œuvre. Céder la liberté à des forces toxiques est sans doute une grave erreur, mais s’accrocher coûte que coûte à des concepts dépassés et sclérosés l’est tout autant.


C’est pourquoi j’ai trouvé un soutien crucial dans la distinction que fait Michel Foucault entre la libération (conçue comme une action temporaire) et les pratiques de la liberté (conçues comme pérennes) : “La libération ouvre un nouveau champ pour de nouveaux rapports de pouvoir qu’il s’agit de contrôler par des pratiques de liberté.” Cette proposition me plaît énormément ; j’y vois même le fil conducteur de ce livre. Je conçois que nombre de lecteurs la trouvent terriblement plombante. (Rapports de pouvoir ? Contrôler ? Est-ce qu’on ne cherche pas justement à se débarrasser de tout ça ? Peut-être bien, mais il est parfois bon de se méfier de ce qu’on souhaite.) C’est l’argument qu’utilise Brown quand elle affirme que la liberté de s’autogouverner “exige un usage inventif et prudent du pouvoir plutôt qu’une rébellion contre l’autorité ; elle est sobre, épuisante, et orpheline”. Je crois qu’elle a raison, même si “sobre, épuisante, et orpheline” est un cri de ralliement trop peu fédérateur, surtout pour celles et ceux qui se sentent déjà épuisés et démunis. Mais je trouve cette approche plus inspirante et réaliste que d’attendre le grand soir de l’émancipation, comme le décrit l’économiste Frédéric Lordon – cette “irruption soudaine et miraculeuse d’un ordre de rapports humains et sociaux tout autre”.


Lordon soutient que “le meilleur moyen de sauver l’idée d’émancipation” est probablement d’arrêter d’attendre ce grand soir ; j’aurais tendance à abonder dans son sens. Les moments de libération – à l’instar des ruptures révolutionnaires ou des “expériences paroxystiques” personnelles – servent à nous rappeler que notre condition n’est pas figée, qu’il est possible d’infléchir la situation, de réduire la domination, de recommencer. Mais la pratique de la liberté – ce qui se passe le lendemain, et le surlendemain –, avec un peu de chance, préside au cours d’une vie. Ce livre s’attache à cette expérience continuelle.

Le nœud


“Peu importe la cause que vous défendez, pour la vendre il faut parler en termes de liberté”, a déclaré un jour Dick Armey, représentant du Parti républicain au Texas et fondateur de FreedomWorks. Quels que soient mes sentiments à l’égard de Dick Armey, j’ai commencé ce projet avec la conviction que cette maxime avait la peau dure aux États-Unis. Mais, quand je me suis assise pour écrire ce livre, nous étions à l’automne 2016, et la maxime d’Armey périclitait rapidement. Après des années de freedom fries, de Freedom’s Never Free, et de Freedom Caucus, la rhétorique de la liberté semblait momentanément en retrait, pour céder la place au proto-autoritarisme. Lors de la campagne électorale, j’ai passé plus d’heures que je n’ose l’admettre à regarder les supporters de Trump affubler leur despote de nouveaux surnoms affectueux : “le patriarche”, “le Roi”, “Daddy”, “le Parrain”, “le Tout-Puissant” ou, mon préféré, “Dieu-Empereur Trump”. Et je ne parle pas seulement des fans de 8chan ; après l’élection, le Comité national républicain a célébré, le jour de Noël sur Twitter, la venue “d’un nouveau Roi”, un petit avant-goût de ce qui nous attendait. Comme de nombreux nuages de mots l’ont depuis confirmé : le mot “liberté” est rare dans la bouche de Trump, si ce n’est quand il brandit la “liberté d’expression” sous forme d’incitation à la haine, ou dans son exhortation abjecte de la liberté comme impunité (“Quand vous êtes une star, vous avez tous les droits”[8]). Même la stratégie de promotion du gaz naturel de l’administration Trump, rebaptisée freedom gaz, ressemblait davantage à une farce scatologique qu’à une stratégie idéologique digne de ce nom.


En quelques années, on a vu les kiosques des aéroports faire étalage de titres tels que “La mort des démocraties”, “Fascisme : un avertissement”, “De la tyrannie”, ou encore “Le chemin vers la non-liberté”. La mise en garde de Wendy Brown quant à “une disparition existentielle de la liberté dans le monde” semblait soudain corroborée, en même temps que sa crainte que les décennies passées à privilégier le libre marché au détriment de la démocratie puissent avoir conduit certains à perdre toute aspiration à s’autogouverner, et à lui préférer une non-liberté, voire un désir d’assujettissement. Ces considérations m’ont souvent fait penser à cette observation de James Baldwin dans La Prochaine Fois, le feu : “Il ne m’a été donné de rencontrer que bien peu de personnes – et pour la plupart elles n’étaient pas américaines – qui éprouvent un sincère désir d’être libres. La liberté n’est pas chose aisée à supporter.”


Dans un tel climat, il était tentant d’écrire un livre qui chercherait à “nous réorienter vers la valeur même de la liberté”, ou à nous encourager, moi et d’autres, à grossir les rangs clairsemés des personnes qui éprouvent un sincère désir d’être libres. Ce type d’injonctions commence le plus souvent par un argument massue sur ce qu’est la liberté ou ce qu’elle devrait être, comme dans The Hawthorn Archive: Letters from the Utopian Margin [les archives de Hawthorn : lettres d’une marginalité utopiste] d’Avery F. Gordon, un recueil de textes présenté sur la quatrième de couverture comme un “espace fugitif” pour la “conscience politique des esclaves en fuite, des déserteurs de guerre, des militants pour l’abolition du système carcéral, des citoyens et autres radicaux”, dans lequel Gordon affirme (paraphrasant Toni Cade Bambara) : “La Liberté… n’est pas la fin de l’histoire ou un but incertain à jamais inaccessible. Ce n’est pas un meilleur État-nation déguisé tant bien que mal en coopérative. Ce n’est pas un ensemble de règles idéales distinct du peuple qui les fonde ou les suit. Et ce n’est certainement pas le droit de contrôler le capital économique, social, politique ou culturel pour mieux dominer les autres et monnayer leur bonheur dans un marché monopolistique. La liberté est un processus par lequel on développe une pratique afin de se rendre indisponible pour la servitude.”


Ces nombreuses injonctions m’ont à la fois émue et édifiée[9]. Mais, en définitive, je ne m’y reconnais pas vraiment. Les pages qui suivent ne diagnostiquent pas une crise de la liberté ni ne proposent un moyen de la guérir (ou de nous en guérir), et elles ne mettent pas non plus l’accent sur la liberté politique. Elles s’intéressent plutôt aux complexités que soulève un urgent désir de liberté dans quatre domaines distincts – le sexe, l’art, les drogues et le climat – où l’entrelacs de la liberté, du soin et de la contrainte me paraît particulièrement tendu et ténu. Dans chaque domaine, je m’attacherai à observer comment la liberté semble s’enchevêtrer à la non-liberté pour produire des expériences teintées de compulsion, de discipline, de possible, d’abdication.


Parce que nous avons tendance – souvent à juste titre – à associer la non-liberté avec la présence de circonstances oppressives qu’il est en notre pouvoir et de notre devoir de changer, il est logique qu’instinctivement nous appréhendions le nœud que forment liberté et non-liberté comme un foyer de vice et de douleur. Pour montrer comment la domination peut se faire passer pour une libération, nous devons d’abord démêler ce nœud, et tenter de séparer émancipation et oppression. Le lien entre esclavage et liberté dans l’Histoire et la pensée occidentale est particulièrement révélateur, d’une part parce que ces idées ont été développées en tandem et se sont définies dans leur confrontation, et d’autre part parce que les Blancs, des siècles durant, ont habilement déployé une sémantique de la liberté pour mieux retarder, amoindrir, ou nier son accès aux autres[10]. Cette approche se traduit également dans les idéologies économiques qui donnent l’illusion d’être libre tout en étant esclave du capital[11].


Mais si nous parvenons à nous distancier – ne serait-ce qu’un instant – de l’ambition exclusive d’exposer et condamner la domination, nous découvrirons peut-être que le nœud de la liberté et de la non-liberté n’est pas un simple canevas de régimes tyranniques passés et présents. C’est aussi là que la souveraineté et l’abandon de soi, la subjectivité et la subjection, l’autonomie et la dépendance, le divertissement et le besoin, l’obligation et le refus, le supranaturel et le sublunaire, s’enchevêtrent – pour le meilleur et pour le pire. C’est là que nous renonçons au fantasme selon lequel tous les êtres recherchent principalement, sinon uniquement, la cohérence, la lisibilité, l’autogouvernance, la maîtrise, le pouvoir, ou même la survie. Une telle subversion peut paraître admirable, mais elle est aussi angoissante, déprimante et destructive. Tout se retrouve imbriqué dans la pulsion de liberté. Cependant, si nous prenons le temps d’en démêler les tenants, les mythes de la liberté nous tendront probablement moins de pièges et peut-être serons-nous moins ahuris ou découragés face à ses slogans et plus à même d’en cerner les aboutissants.

Emmêlement/détachement


Dans The Story of American Freedom [une histoire de la liberté américaine], l’historien Eric Foner explique comment la conception américaine de la liberté a long temps répondu à une structure binaire. Au vu du rôle fondateur de l’esclavage et de ses incarnations ultérieures, depuis quatre cents ans le clivage Noir/ Blanc tient lieu d’exemple par excellence, et c’est loin d’être fini[12]. Dans un article paru en 2018 qu’il consacre au musicien Kanye West, Ta-Nehisi Coates expose cette dyade en termes acérés, décrivant la “liberté blanche” comme :


une liberté sans conséquence, une liberté sans critique ; la liberté d’être fier et ignorant, la liberté de profiter d’un peuple à un moment donné et de le laisser pour compte l’instant d’après, la liberté de défendre ses intérêts ; une liberté sans responsabilité, sans mémoire douloureuse ; un Monticello sans esclavage, une liberté de confédérés, la liberté de John C. Calhoun et non celle de Harriet Tubman, qui vous demande de risquer la vôtre ; pas la liberté de Nat Turner, qui vous demande de donner encore davantage, mais une liberté de conquérant ; la liberté du plus fort bâtie sur l’antipathie ou l’indifférence envers les plus faibles, la liberté de violer, d’attraper les femmes par la chatte, et de toute manière je t’encule, salope ; la liberté du pétrole et des guerres invisibles, la liberté des banlieues tracées d’une ligne rouge, la liberté blanche de Calabasas.


À cette “liberté blanche”, Coates oppose la “liberté noire”, décrite comme étant à l’inverse fondée sur un “nous” et non un “je”, une liberté qui “fait l’expérience de l’histoire, de la tradition, et de la lutte non comme un fardeau, mais comme un ancrage dans un monde chaotique”, et qui a le pouvoir de rassembler les gens “de les reconnecter […], de les ramener chez eux”.


Ce livre part du principe que toute notre existence, dont nos libertés comme nos non-libertés, est bâtie sur un “nous” plutôt qu’un “je”, que nous dépendons les uns des autres, ainsi que de forces non humaines qui excèdent notre compréhension ou notre contrôle. Il s’agit d’une réalité irréfragable, que l’on souscrive à la devise “Personne n’est libre tant que nous ne sommes pas tous libres” (à la Fannie Lou Hamer) ou que l’on soit du côté des “Ne me marche pas dessus”, en dépit de toute tentative de désaveu. Mais cet ouvrage concède également qu’exalter notre interdépendance ou notre emmêlement ne fait que décrire une situation ; s’acharner à faire reconnaître cette réalité ne nous indique pas pour autant la marche à suivre. Il ne s’agit pas de savoir si nous sommes tous impliqués, mais comment nous accorder, comment accepter la souffrance que cette situation engage, comment la chorégraphier.


Aussi utile et pertinente que soit l’opposition que dresse Coates, il devient clair à la fin de son article – y compris pour Coates lui-même, il me semble – qu’une liberté ancrée dans un “nous” et non un “je” soulève d’autres interrogations, auxquelles s’attache ce livre. À propos de la déchéance de Michael Jackson, par exemple, Coates écrit : “Il est souvent plus facile de choisir la voie de l’autodestruction quand vous ne vous préoccupez pas de ceux qu’elle entraîne dans sa course, de mourir dans la rue d’un coma éthylique quand vous considérez que c’est vous que vous privez, et non votre famille, vos amis, et votre communauté.” Mieux prendre conscience de nos emmêlements peut nous apporter un réel soutien, mais aussi nous bouleverser, nous blesser ; en admettant que notre bien-être dépend du comportement des autres, notre désir de les contester, de les contrôler ou de les changer peut devenir aussi stérile qu’intense. La reconnaissance aiguë et totale de nos besoins, de nos désirs, de nos compulsions, peut se heur ter à ceux des autres, ou leur faire du mal – y compris aux personnes qu’on aime le plus au monde –, sans pour autant déjouer le piège. L’addiction rend, ainsi que nous le verrons, la chose particulièrement douloureuse. Mais l’addiction n’est pas le seul contexte où irradie cette difficulté.


Certains ne sauraient trouver un refuge – ils en sont foncièrement incapables – là où d’autres imaginent qu’ils devraient ou pourraient en trouver un ; certains préfèrent la fuite à l’ancrage ; certains rejettent d’instinct les doctrines moralisatrices de leurs semblables ; ou trouvent – ou sont contraints de trouver – du réconfort ou un mode de subsistance dans le nomadisme, dans une forme de vagabondage halluciné, dans des identifications imprévisibles ou grossières, dans des manifestations incompréhensibles de désobéissance, dans une vie de sans-abri, ou dans l’exil plutôt que dans ce lieu qu’on appelle “chez-soi”. De la liberté porte une attention particulière à ces figures et ces pérégrinations, parce que je ne crois pas qu’elles supposent nécessairement un attachement à des idéologies toxiques. Vues sous un autre angle, elles peuvent apparaître comme des expressions ultérieures de notre emmêlement immanent, plutôt que comme des signes d’un détachement insoluble (j’emprunte ces termes à Denise Ferreira da Silva, dans son essai “On Difference without Separability” [sur la différence sans séparabilité]). Résoudre la question de savoir comment forger une camaraderie qui ne demande pas à purger ces modes de vie, qui ne se contente pas d’opposer la liberté et l’obligation, est l’ambition profonde de ce livre.


Car opposer liberté et obligation perpétue au moins deux problèmes majeurs. Le premier est structurel. Comme le présente Wendy Brown dans Politiques du stigmate : “Une liberté dont l’opposé conceptuel et pratique est l’entrave ne peut, par nécessité, exister sans lui ; les êtres libérés définis comme non entravés dépendent pour leur existence d’êtres entravés, que la liberté des premiers entrave en retour.” Le deuxième est affectif, au sens où les impératifs de l’obligation, du devoir, de la dette et du soin peuvent facilement sombrer dans une somme moralisatrice et oppressive, qui relève davantage de la honte, de la capitulation, ou de l’assurance du bien-fondé de notre propre éthique comparée à celle des autres, que de la compréhension ou de l’acceptation. (Pensez aux slogans excédés : “Je ne sais pas comment vous expliquer que vous devriez vous soucier des autres” qui ont commencé à pulluler sur les t-shirts et sur les murs pendant l’épidémie de Covid-19. Différentes versions de cette phrase ont beau me venir à l’esprit dix fois par jour, je vois bien que la condamnation d’un “vous” qui aurait besoin que je lui explique la vie freine probablement le changement que je convoite.) Dans un entretien à la fin de The Undercommons**, Stefano Harney interroge ce moralisme, et tente d’imaginer une alternative : “Le problème n’est pas que vous ne pouvez pas avoir une ‘dette’ envers quelqu’un dans un genre d’économie, ou que vous n’avez pas une dette envers votre mère, mais que le mot dette puisse disparaître et devenir un autre mot, un mot plus génératif.” Je ne sais pas encore ce que ce mot pourrait être, et je ne suis pas non plus certaine, si je le trouvais, que, je saurais comment l’appliquer au quotidien. Mais je suis convaincue que ce type de questions nous met sur la voie.

J’ai ma liberté et je sais comment je me sens


“Qu’est-ce que la liberté ?” de Hannah Arendt était, par chance, un point de départ d’une perversité sans égale. Arendt y soutient, au détour d’une longue méd tation, que la “liberté intérieure” n’est pas seulement inutile à la liberté politique – cette capacité (essentielle chez Arendt) d’agir dans la sphère publique –, elle la contredit. Dans la lignée de Nietzsche, la liberté intérieure n’est pour Arendt qu’une pathétique illusion, le prix de consolation des laissés-pour-compte. Elle rapporte que l’idée avait déjà commencé à se répandre dans la Grèce antique, avant de connaître un essor avec l’avènement du christianisme, qui a fait de l’un de ses piliers le bonheur des affligés, ou “morale d’esclave”, ainsi que l’a fameusement nommée Nietzsche. Il n’y a, dit Arendt, “pas de préoccupation concernant la liberté dans toute l’histoire de la grande philosophie depuis les présocratiques jusqu’à Plotin, le dernier philosophe antique” ; la liberté fait sa première apparition dans les épîtres de Paul, puis chez saint Augustin, auprès de témoignages de conversion religieuse, une expérience notable en ce qu’elle produit des sentiments de libération intérieure en dépit de circonstances extérieures oppressives. L’apparition de la liberté sur la scène philosophique, explique-t-elle, était le résultat des efforts des peuples opprimés ou persécutés “pour parvenir à une formule grâce à laquelle on pourrait être un esclave dans le monde et demeurer libre”. Arendt se moque de cet apparent oxymore, jugeant qu’il n’y a rien de bon à en tirer. Or que pourrait-elle y trouver, en effet, elle qui considérait que “la liberté n’a pas de réalité mondaine. Sans une vie publique politiquement garantie […] elle peut encore habiter le cœur des hommes comme désir, volonté, souhait ou aspiration ; mais le cœur humain, nous le savons tous, est un lieu très obscur, et tout ce qui se passe dans son obscurité ne peut être désigné comme un fait démontrable” ?


Dans sa volonté de régler ses comptes avec le libéralisme, Wendy Brown surenchérit : “La possibilité qu’on puisse ‘se sentir habilité’ sans l’être vraiment constitue un élément important de légitimité pour les dimensions antidémocratiques du libéralisme.” Je vois où elle veut en venir : on peut se sentir libre ou habilité et, mettons, télécharger toutes ses informations personnelles sur les serveurs d’un État de surveillance corporatiste ; rouler à toute blinde dans une voiture dont les émissions carbone contribuent à annihiler la planète ; s’éclater à la Gay Pride et répandre des montagnes de plastique qui tuent les océans ; écrire un livre sur le sentiment de liberté tandis que des racistes géocidaires et corrompus nous mènent tout droit vers l’autocratie et pillent la confiance collective. On serait en droit de se demander si tout ça n’est pas une vaste farce. La question est de savoir comment reconnaître ces compromissions sans pour autant fétichiser la démystification, la décontamination, ou les mauvais sentiments au passage. (Pensez, par exemple, au parallèle ahurissant dressé par l’ancien représentant démocrate Barney Frank, pure lapalissade à l’attention des militants selon laquelle se sentir bien reviendrait à faire du mauvais boulot : “Si vous vous préoccupez profondément d’une cause et que vous vous y engagez à travers des activités collectives joyeuses et inspirantes, qui galvanisent votre sens de la solidarité avec autrui, il est quasiment certain que vous ne faites aucun bien à votre cause.” Oubliez la question de comment nous sommes censés bâtir et habiter un monde joyeux et inspirant, qui galvanise notre sens de la solidarité avec autrui, si, au passage, nous ignorons comment y accéder ou en profiter. Autrement dit, se sentir coupable est un prérequis pour faire advenir le monde que nous souhaitons, compris ?[13])


Pour sa part, Baldwin a bien compris le danger qu’il y a à se concentrer sur la prétendue liberté intérieure au détriment de l’accès au pouvoir politique et à son influence. Mais il a aussi fermement déconseillé d’ignorer l’une quand on est en quête de l’autre. De fait, immédiatement à la suite de son commentaire sur la difficulté qu’il y a à supporter la liberté, il écrit : “On me reprochera peut-être de parler de liberté politique en termes spirituels, mais les institutions politiques d’un pays sont toujours sous la menace et sont, en dernière analyse, dominées par l’état spirituel de ce pays.”


Toujours sous la menace… Qu’est-ce que cela veut dire ? On aurait beau appeler les instituts de sondage à la rescousse, il serait impossible de quantifier une telle relation. Un état spirituel ne se mesure pas de manière mathématique ; il ne passerait certes pas le test d’Arendt quant à la démontrabilité des faits. Mais s’il y a une chose que l’ère Trump a mise en lumière, en même temps que ses campagnes de désinformation, c’est que “la politique est toujours émotionnelle”[14]. Et somatique : nos saillies libidinales nous échappent, se manifestent en mode binaire, deviennent les munitions de la guerre des réseaux sociaux, où elles nous sont resservies et réaffectent notre état somatique et émotionnel quotidien, sans compter qu’elles finissent dans les urnes. Les gens se plaignent de tremblements dans les mains, de pression artérielle élevée, de remontées acides lorsqu’ils voient les enfants migrants séparés de leurs parents à la frontière ; une militante du mouvement Black Lives Matter dévastée par la mort de son frère aux mains de la police tombe dans le coma suite à une crise d’asthme et meurt à vingt-sept ans ; les douleurs chroniques, les agressions et les comportements autodestructeurs sont en recrudescence face à l’échec du gouvernement à gérer la pandémie. Au vu de tels phénomènes, il n’y a pas de quoi avoir peur de l’obscurité supposée du cœur humain, pas de raison de le croire coupé de ce que Arendt appelle “la réalité mondaine”[15].


Au lieu de quoi, nous devrions peut-être nous interroger : pourquoi se sentir bien est-il “presque toujours considéré comme une obscénité à la fois par ceux qui foutent la merde et ceux qui leur résistent”, pour citer Moten[16] ? Quel est le lien entre “se sentir bien” et “se sentir libre” ? Comment notre compréhension de ces termes a-t-elle été influencée par l’insistance – tellement américaine – à proclamer que la liberté mène au bien-être, et qu’une plus grande liberté mène à un plus grand bien-être[17] ? Comment sommes-nous censés discerner – ou qui est chargé de discerner – quelles manières de “se sentir libre” ou de “se sentir bien” relèvent de la mauvaise foi (voire du péché, d’où l’évocation de l’obscénité, qui signifie littéralement : “se tenir devant le sale”) et lesquelles sont productives et transformatives ? Comment parler de se sentir libre ou de se sentir bien sans pour autant ignorer, comme nous le rappelle Nietzsche, que pour certains “se sentir bien” est synonyme d’une volonté de pouvoir[18] ? Et que faire des sentiments positifs que produisent les expériences contraignantes, le devoir ou l’abdication de sa liberté, et des émotions négatives générées par le fait de se sentir sans attaches, inutile, ou avare de sa liberté ? Que faire de la liberté électrisante et catastrophique de n’avoir “rien à perdre”, où la mort peut servir d’asymptote ou de conclusion ? “Freedom is mine, and I know how I feel” [j’ai ma liberté et je sais comment je me sens], chante Nina Simone, dans une chanson intitulée – forcément – “Feeling Good”, se sentir bien. Qui suis-je, qui êtes-vous, pour l’accuser de fausse conscience, pour conclure que son sentiment de liberté n’a aucun pouvoir, aucune capacité de transmission, aucune valeur ? Qui peut prétendre connaître ou juger la nature et la portée de cette transmission, quand elle se situe dans la durée, qu’elle est ingouvernable, qu’elle est perpétuellement en mouvement, y compris alors même que j’écris ?


En me confrontant à ces questions, j’ai pris pour guide les mots de l’anthropologue David Graeber dans Des fins du capitalisme : “L’action révolutionnaire n’est pas une forme de sacrifice de soi, un dévouement austère à se dédier quoi qu’il en coûte à faire advenir une liberté future. C’est l’insistance impudente d’agir comme si nous étions déjà libres.” Les pages qui suivent se penchent sur des figures qui répondent à ce modèle, car il me semble qu’entre faire “comme si” et le vivre pour de vrai la frontière est mince, voire illusoire. J’ai tendance à douter des gens qui se croient sûrs de reconnaître la différence, ainsi que de ceux qui ont du mal à reconnaître ou nient combien se sentir libre, se sentir bien, se sentir porté, en communion ou puissant est contagieux ; or ces sentiments peuvent littéralement se propager, sont capables de briser l’illusion non seulement que de sphères séparées, mais aussi de vies putatives[19].

Un labeur patient


Que le livre sur la liberté que vous tenez entre vos mains ait fini par être également un livre sur le soin ne m’a guère étonnée ; j’avais déjà fait l’expérience de cet enchâssement. Ce qui m’a davantage surprise a été que d’écrire sur la liberté, et dans une certaine mesure sur le soin, implique également d’écrire sur le temps.


Ce livre m’a demandé beaucoup de temps. C’est du moins le sentiment que j’ai. De tous les registres d’écriture, la critique est ce qui semble toujours prendre le plus de temps. Ce qui explique sans doute pourquoi Foucault la décrit comme “un labeur patient qui donne forme à l’impatience de la liberté”. Oui, c’est à peu près ça.


Un patient labeur diffère des moments de libération ou des sentiments fugitifs de liberté car il se poursuit. Et parce qu’il se poursuit, il a plus de temps et d’espace pour intégrer des sensations bigarrées, ou même contradictoires, comme l’ennui et l’excitation, l’espoir et le désespoir, l’ambition et le désœuvrement, l’émancipation et la contrainte, se sentir bien et se sentir autrement. Ces oscillations peuvent rendre difficile de reconnaître notre labeur patient comme une pratique de la liberté en tant que telle. “L’art, c’est comme tenter de s’évader de prison avec une lime à ongle”, a dit l’artiste britannique Sarah Lucas. J’en suis venue à penser la même chose de l’écriture. Mais ça n’a pas toujours été le cas : si ma mémoire ne me fait pas défaut, il me semble que, quand j’étais plus jeune, écrire était un moyen parmi d’autres de “me sentir libre”. À l’inverse, aujourd’hui, j’ai l’impression de me confronter quotidiennement à mes limites, que ce soit en termes d’expression, d’énergie, de temps, de connaissances, de concentration ou d’intelligence. La bonne nouvelle, c’est que ces entraves, ou ces apories, ne déterminent pas l’effet que produit notre travail sur autrui. En réalité, il me semble de plus en plus que le but d’un labeur patient est moins notre propre libération qu’une capacité plus sincère à la redistribuer, sans trop se préoccuper de son résultat sur nous-même.


À l’inverse de cette idée d’un labeur patient, ou de la liberté comme perpétuel combat politique, il y a la pensée bouddhiste sur la libération, dans laquelle la liberté est perçue comme immédiate et accessible via des activités totalement triviales, comme la respiration. Prenez par exemple ce conseil que nous donne le moine vietnamien Thich Nhat Hanh sur la manière d’atteindre la libération : “Quand votre inspiration est la seule préoccupation de votre esprit, vous vous délestez de tout le reste. Vous devenez libre. La liberté est atteignable dans votre inspiration. On peut accéder à la liberté en deux, trois secondes. Vous vous délestez des chagrins et des regrets du passé. Vous vous délestez des incertitudes et des peurs du futur. Vous profitez de votre inspiration ; vous êtes libre. Il est impossible de mesurer le degré de liberté d’une personne qui inspire en pleine conscience.” Je ne vous demande pas d’y croire, et je ne dis pas que je suis capable d’en faire l’expérience. Mais je reste ouverte à cette possibilité. Si ce n’était pas possible, je ne vous demanderais pas de le faire, dit Bouddha.


De la liberté ne professera pas que la respiration en pleine conscience nous délivrera sur-le-champ équité et justice sociale, ou renversera le cours du réchauffement climatique. Mais cet essai établira que nous avons un besoin urgent de stratégies pour éviter de verser dans la paranoïa, le désespoir ou le flicage permanent – des travers qui guettent ou taraudent même les mieux intentionnés parmi nous, et qui finissent à terme par limiter les possibles au présent comme à l’avenir –, pour sentir et reconnaître qu’il existe d’autres manières d’être, et pas seulement dans un futur révolutionnaire qui n’adviendra peut-être jamais, ni dans un passé idéalisé qui n’a probablement jamais existé ou est irrévocablement révolu, mais ici et maintenant. C’est l’argument de Graeber : “Agir comme si nous étions déjà libres.” Si l’injonction suppose parfois plus de manifs et de pantins (comme le suggère Graeber), elle peut aussi invoquer le développement de pratiques modestes par lesquelles acquérir une plus grande tolérance pour l’indétermination, ainsi que pour les joies et les peines de notre inéluctable emmêlement.


Maggie Nelson, De la liberté, traduit de l’anglais (États-Unis) par Violaine Huisman, © Éditions du Seuil, sous la marque Éditions du sous-sol, 2022.

Hannah Arendt- Condition de l’homme moderne

Biblio essais-le livre de poche


"Il est dans la nature du commencement que débute quelque chose de neuf auquel on ne peut pas s’attendre d’après ce qui s’est passé auparavant. Ce caractère d’inattendu, de surprise, est inhérent à tous les commencements, à toutes les origines. Ainsi l’origine de la vie dans la matière est une improbabilité infinie de processus inorganiques, comme l’origine de la Terre au point de vue des processus de l’Univers ou l’évolution de l’homme à partir de la vie animale. Le nouveau a toujours contre lui les chances écrasantes des lois statistiques et de leur probabilité, qui pratiquement dans les circonstances ordinaires équivaut à une certitude ; le nouveau apparait donc toujours comme un miracle. Le fait que l’homme est capable d’action signifie que de sa part on peut s’attendre à l’inattendu, qu’il est en mesure d’accomplir ce qui est infiniment improbable. Et cela à son tour n’est possible que parce que chaque homme est unique, on peut vraiment dire qu’il n’y avait personne auparavant. Si l’action en tant que commencement correspond au fait de la naissance, si elle est l’actualisation de la condition humaine de natalité, la parole correspond au fait de l’individualité, elle est l’actualisation de la condition humaine de pluralité, qui est de vivre en être distinct et unique parmis des égaux."




Le cri de l'impératrice un film de Pina Bausch

https://www.youtube.com/watch?v=sGRg3LXVmlc

The last of us de Ala Eddine Slim

https://www.facebook.com/thelastofusthemovie/


Picture

dissolution,

l'étang du pont dom jean, paimpont, 2018


Édition Ebooks libres et gratuits. - Parution le 14/02/2005

FRANZ KAFKA : Lettre au père

Cette lettre écrite par Kafka âgé de 36 ans, en novembre 1919, à son père, n'a jamais été envoyée. Elle a été publiée intégralement en 1953 et traduite en français la même année. Selon l'auteur, il s'agit d'une «lettre d'avocat» avec des «ruses d'avocat» dans laquelle il tente d'évoquer cette «conjuration intérieure» dirigée contre lui et l'impossibilité d'un rapport serein avec un père «castrateur» au tempérament tyrannique qui pratiquait l'éducation par l'ironie.




L'albatros


Souvent, pour s’amuser, les hommes d’équipage

Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,

Qui suivent, indolents compagnons de voyage,

Le navire glissant sur les gouffres amers.


A peine les ont-ils déposés sur les planches,

Que ces rois de l’azur, maladroits et honteux,

Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches

Comme des avirons traîner à côté d’eux.


Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !

Lui, naguère si beau, qu’il est comique et laid !

L’un agace son bec avec un brûle-gueule,

L’autre mime, en boitant, l’infirme qui volait !


Le Poète est semblable au prince des nuées

Qui hante la tempête et se rit de l’archer ;

Exilé sur le sol au milieu des huées,

Ses ailes de géant l’empêchent de marcher.


Charles Baudelaire

http://dormirajamais.org/bureau/

Bureau de tabac, par Fernando Pessoa.


Je ne suis rien

Jamais je ne serai rien.

Je ne puis vouloir être rien.

Cela dit, je porte en moi tous les rêves du monde.


Fenêtres de ma chambre,

de ma chambre dans la fourmilière humaine unité ignorée

(et si l’on savait ce qu’elle est, que saurait-on de plus ?),

vous donnez sur le mystère d’une rue au va-et-vient continuel,

sur une rue inaccessible à toutes les pensées,

réelle, impossiblement réelle, précise, inconnaissablement précise,

avec le mystère des choses enfoui sous les pierres et les êtres,

avec la mort qui parsème les murs de moisissure et de cheveux blancs les humains,

avec le destin qui conduit la guimbarde de tout sur la route de rien.


Je suis aujourd’hui vaincu, comme si je connaissais la vérité;

lucide aujourd’hui, comme si j’étais à l’article de la mort,

n’ayant plus d’autre fraternité avec les choses

que celle d’un adieu, cette maison et ce côté de la rue

se muant en une file de wagons, avec un départ au sifflet venu du fond de ma tête,

un ébranlement de mes nerfs et un grincement de mes os qui démarrent.


Je suis aujourd’hui perplexe, comme qui a réfléchi, trouvé, puis oublié.

Je suis aujourd’hui partagé entre la loyauté que je dois

au Bureau de Tabac d’en face, en tant que chose extérieurement réelle

et la sensation que tout est songe, en tant que chose réelle vue du dedans.


J’ai tout raté.

Comme j’étais sans ambition, peut-être ce tout n’était-il rien.

Les bons principes qu’on m’a inculqués,

je les ai fuis par la fenêtre de la cour.

Je m’en fus aux champs avec de grands desseins,

mais là je n’ai trouvé qu’herbes et arbres,

et les gens, s’il y en avait, étaient pareils à tout le monde.

Je quitte la fenêtre, je m’assieds sur une chaise. À quoi penser ?


Que sais-je de ce que je serai, moi qui ne sais pas ce que je suis ?

Être ce que je pense ? Mais je crois être tant et tant !

Et il y en a tant qui se croient la même chose qu’il ne saurait y en avoir tant!

Un génie ? En ce moment

cent mille cerveaux se voient en songe génies comme moi-même

et l’histoire n’en retiendra, qui sait ?, même pas un ;

du fumier, voilà tout ce qui restera de tant de conquêtes futures.

Non, je ne crois pas en moi.

Dans tous les asiles il y a tant de fous possédés par tant de certitudes !

Moi, qui n’ai point de certitude , suis-je plus assuré, le suis-je moins ?

Non, même pas de ma personne…

En combien de mansardes et de non-mansardes du monde

n’y a-t-il à cette heure des génies-pour-soi-même rêvant ?

Combien d’aspirations hautes, lucides et nobles –

oui, authentiquement hautes, lucides et nobles –

et, qui sait peut-être réalisables…

qui ne verront jamais la lumière du soleil réel et qui

tomberont dans l’oreille des sourds ?

Le monde est à qui naît pour le conquérir,

et non pour qui rêve, fût-ce à bon droit, qu’il peut le conquérir.

J’ai rêvé plus que jamais Napoléon ne rêva.

Sur mon sein hypothétique j’ai pressé plus d’humanité que le Christ,

j’ai fait en secret des philosophies que nul Kant n’a rédigées,

mais je suis, peut-être à perpétuité, l’individu de la mansarde,

sans pour autant y avoir mon domicile :

je serai toujours celui qui n’était pas né pour ça ;

je serai toujours, sans plus, celui qui avait des dons ;

je serai toujours celui qui attendait qu’on lui ouvrît la porte

auprès d’un mur sans porte

et qui chanta la romance de l’Infini dans une basse-cour,

celui qui entendit la voix de Dieu dans un puits obstrué.

Croire en moi ? Pas plus qu’en rien…

Que la Nature déverse sur ma tête ardente

son soleil, sa pluie, le vent qui frôle mes cheveux ;

quant au reste, advienne que pourra, ou rien du tout…


Esclaves cardiaques des étoiles,

nous avons conquis l’univers avant de quitter nos draps,

mais nous nous éveillons et voilà qu’il est opaque,

nous nous éveillons et voici qu’il est étranger,

nous franchissons notre seuil et voici qu’il est la terre entière,

plus le système solaire et la Voie lactée et le Vague Illimité.


(Mange des chocolats, fillette ;

mange des chocolats !

Dis-toi bien qu’il n’est d’autre métaphysique que les chocolats,

dis-toi bien que les religions toutes ensembles n’en apprennent

pas plus que la confiserie.

Mange, petite malpropre, mange !

Puissé-je manger des chocolats avec une égale authenticité !

Mais je pense, moi, et quand je retire le papier d’argent, qui d’ailleurs est d’étain,

je flanque tout par terre, comme j’y ai flanqué la vie.)

Du moins subsiste-t-il de l’amertume d’un destin irréalisé

la calligraphie rapide de ces vers,

portique délabré sur l’Impossible,

du moins, les yeux secs, me voué-je à moi-même du mépris,

noble, du moins, par le geste large avec lequel je jette dans le mouvant des choses,

sans note de blanchisseuse, le linge sale que je suis

et reste au logis sans chemise.


(Toi qui consoles, qui n’existes pas et par là même consoles,

ou déesse grecque, conçue comme une statue douée du souffle,

ou patricienne romaine, noble et néfaste infiniment,

ou princesse de troubadours, très- gente et de couleurs ornée,

ou marquise du dix-huitième, lointaine et fort décolletée,

ou cocotte célèbre du temps de nos pères,

ou je ne sais quoi de moderne – non, je ne vois pas très bien quoi –

que tout cela, quoi que ce soit, et que tu sois, m’inspire s’il se peut !

Mon coeur est un seau qu’on a vidé.

Tels ceux qui invoquent les esprits je m’invoque

moi-même sans rien trouver.

Je viens à la fenêtre et vois la rue avec une absolue netteté.

Je vois les magasins et les trottoirs, et les voitures qui passent.

Je vois les êtres vivants et vêtus qui se croisent,

je vois les chiens qui existent eux aussi,

et tout cela me pèse comme une sentence de déportation,

et tout cela est étranger, comme toute chose. )


J’ai vécu, aimé – que dis-je ? j’ai eu la foi,

et aujourd’hui il n’est de mendiant que je n’envie pour le seul fait qu’il n’est pas moi.

En chacun je regarde la guenille, les plaies et le mensonge

et je pense : « peut-être n’as-tu jamais vécu ni étudié, ni aimé, ni eu la foi »

(parce qu’il est possible d’agencer la réalité de tout cela sans en rien exécuter) ;

« peut-être as-tu à peine existé, comme un lézard auquel on a coupé la queue,

et la queue séparée du lézard frétille encore frénétiquement ».


J’ai fait de moi ce que je n’aurais su faire,

et ce que de moi je pouvais faire je ne l’ai pas fait.

Le domino que j’ai mis n’était pas le bon.

On me connut vite pour qui je n’étais pas, et je n’ai pas démenti et j’ai perdu la face.

Quand j’ai voulu ôter le masque

je l’avais collé au visage.

Quand je l’ai ôté et me suis vu dans le miroir,

J’avais déjà vieilli.

J’étais ivre, je ne savais plus remettre le masque que je n’avais pas ôté.

Je jetai le masque et dormis au vestiaire

comme un chien toléré par la direction

parce qu’il est inoffensif –

et je vais écrire cette histoire afin de prouver que je suis sublime.


Essence musicale de mes vers inutiles,

qui me donnera de te trouver comme chose par moi créée,

sans rester éternellement face au Bureau de Tabac d’en face,

foulant aux pieds la conscience d’exister,

comme un tapis où s’empêtre un ivrogne,

comme un paillasson que les romanichels ont volé et qui ne valait pas deux sous.


Mais le patron du Bureau de Tabac est arrivé à la porte, et à la porte il s’est arrêté.

Je le regarde avec le malaise d’un demi-torticolis

et avec le malaise d’une âme brumeuse à demi.

Il mourra, et je mourrai.

Il laissera son enseigne, et moi des vers.

À un moment donné mourra aussi l’enseigne, et

mourront aussi les vers de leur côté.

Après un certain temps mourra la rue où était l’enseigne,

ainsi que la langue dans laquelle les vers furent écrits.

Puis mourra la planète tournante où tout cela s’est produit.

En d’autres satellites d’autres systèmes cosmiques, quelque chose

de semblable à des humains

continuera à faire des genres de vers et à vivre derrière des manières d’enseignes,

toujours une chose en face d’une autre,

toujours une chose aussi inutile qu’une autre,

toujours une chose aussi stupide que le réel,

toujours le mystère au fond aussi certain que le sommeil du mystère de la surface,

toujours cela ou autre chose, ou bien ni une chose ni l’autre.


Mais un homme est entré au Bureau de Tabac (pour acheter du tabac ?)

et la réalité plausible s’abat sur moi soudainement.

Je me soulève à demi, énergique, convaincu, humain,

et je vais méditer d’écrire ces vers où je dis le contraire.

J’allume une cigarette en méditant de les écrire

et je savoure dans la cigarette une libération de toutes les pensées.

Je suis la fumée comme un itinéraire autonome, et je goûte, en un moment sensible et compétent,

la libération en moi de tout le spéculatif

et la conscience de ce que la métaphysique est l’effet d’un malaise passager.


Ensuite je me renverse sur ma chaise

et je continue à fumer

Tant que le destin me l’accordera je continuerai à fumer.


(Si j’épousais la fille de ma blanchisseuse,

peut-être que je serais heureux.)

Là-dessus je me lève. Je vais à la fenêtre.


L’homme est sorti du bureau de tabac (n’a-t-il pas mis la

monnaie dans la poche de son pantalon?)

Ah, je le connais: c’est Estève, Estève sans métaphysique.

(Le patron du bureau de tabac est arrivé sur le seuil.)

Comme mû par un instinct sublime, Estève s’est retourné et il m’a vu.

Il m’a salué de la main, je lui ai crié: « Salut Estève ! », et l’univers

s’est reconstruit pour moi sans idéal ni espérance, et le

patron du Bureau de Tabac a souri.


Álvaro de Campos, 15 janvier 1928.



l'agonie de Rasu-Ñiti


extrait de Agua y otros cuentos indigenas, un recueil de contes quechuas retranscrits par José Maria Arguedas

traduction de l'espagnol (péruvien) par Gaëlle Marie Lucie Pertel Pacheco avec l’aimable autorisation de Mme Sybila ARREDONDO de ARGUEDAS

https://gaellepertelpachec.wixsite.com/en-ella1000-e-1/post/l-agonie-de-rasu-%C3%B1ity




Il était allongé sur des peaux de bêtes à même le sol. La lumière vive du soleil pénétrait par l’unique fenêtre de la chambre, se heurtait à une peau de vache accrochée à une poutre et retombait de l’autre côté du lit du danseur. Le reste de la pièce, assez spacieuse, était plongé dans l’obscurité. Dans un coin, il y avait un grenier ou plutôt une mezzanine avec pour y accéder un escalier fait de bouts de bois. Des fourmis noires montaient le long de l’écorce des bâtons encore parfumés.

« Le cœur est prêt. Le monde l’annonce. J'entends la chevauchée de Saño. Je suis prêt ! » dit le Dansak’ Rasu-Ñiti.

Il se leva pour prendre ses habits de danseur protégés dans une housse en cuir et ses ciseaux. Il enfila son gant gauche et commença à jouer des lames d’acier. Les oiseaux qui s'épouillaient tranquillement dans les branches de l’arbre de la petite cour de la maison sursautèrent, sa femme et ses deux filles qui égrainaient le maïs dans le couloir s’interrogèrent du regard.

« Mère, as-tu entendu ce chant ? Est-ce mon père ou cela proviendrait des entrailles de la montagne ? demanda l’aînée.

- C’est ton père ! » répondit la femme.

Les lames du ciseaux, alors, résonnèrent plus vigoureusement. Elles se précipitèrent toutes les trois vers la chambre.

Oui, Rasu-Ñiti s'habillait. Il enfilait sa chemise ornée de miroirs.

- « Mon époux ! Tu t’en vas ? interrogea la femme sur le pas de la porte. Ses deux filles, inquiètes, le regardaient.

- Le cœur annonce. Allez chercher le Lurucha et Don Pascual. Allez-y vous! » ordonna-t’il à ses filles.

Les deux fillettes partirent en courant. Sa femme s'approcha.

- Bien ! Le Wamini me parle, dit-il, tu ne peux pas l'entendre. Il me parle directement au cœur. Aide-moi, je vais mettre mon pantalon. Où est le soleil ? Il a dû déjà dépasser le zénith ?

- Oui, il l’a dépassé, il est ici maintenant ; le voilà ! »

- "La chirinka qui vient juste avant la mort tardera encore ; quand elle viendra nous n’entendrons pas son puissant vrombissement, je serais en train de danser."

Il enfila son pantalon de velours en s'appuyant à la rambarde de l’escalier et aux épaules de sa femme, puis il chaussa ses sequins, mit sa jaquette et sa toque. La jaquette était ornée de fils d'or. Sur les immenses pans de la toque, entre les bandeaux ouvragés brillaient des miroirs en forme d'étoiles. Des franges multicolores tombaient du chapeau et s’étalaient sur son dos. La femme s'inclina devant le danseur. Elle lui baisa les pieds. Déjà, il avait revêtu son habit et ses insignes au complet. Un mouchoir blanc couvrait une partie de son front. La soie bleue de sa veste, les miroirs et la toile rouge de son pantalon resplendissaient sous le fin rayon de soleil qui transperçait l'ombre du taudis, la demeure de l'indien Pedro Hancayre, le célèbre dansak’ Rasu-Ñiti, dont la présence aux fêtes de centaines de villages était tout autant crainte qu' attendue.

- « Vois-tu le Wamini sur ma tête ? » demanda le danseur à sa femme. Elle leva les yeux.

- « Il est là, tranquille !

- De quelle couleur est-il ?

- Gris avec sur son dos une tache blanche incandescente.

- Oui, c'est ça, je m'en vais. Descends les cônes de maïs ! Allez ! »

La femme obéit. Dans le couloir, des grappes de maïs colorés pendaient du plafond. Ni la neige, ni la terre blanche des chemins, ni le sable des rivières, ni le vol joyeux des palombes n’avaient l'aspect, la vigueur et la majesté de ces grappes. La femme les descendit.promptement

Au loin le bruit des gens se fit entendre. Les fillettes revinrent. L'une d'elles était tombée dans le champs de maïs et son orteil saignait. Elles débarrassèrent le couloir et allèrent voir leur père.

Il tenait dans sa main gauche son mouchoir rouge. Son visage olivâtre, pas pale, non, olivâtre, encadré par son mouchoir blanc semblait quasiment détaché de son corps, illuminé par son costume de lumière et sa grande toque qui l'enveloppait ; il avait perdu toute expression. Seuls ses yeux noyés dans le vide se détachaient d'entre les couleurs du costume et ses muscles rigides.

- « Vois-tu le Wamini au dessus de sa tête ? demanda la femme à sa fille aînée.

- Non, répondit-elle.

- Tu n'en as pas encore la force. Il est assis sur la tête de ton père et de là il voit tout et entend tout ce qu'il a enduré ; ce qu'il a dansé ; ce qui lui reste encore à souffrir.

- Entend-il le galop du cheval du patron ?

- Oui, il l'entend, répondit le danseur bien qu'elle eut parlé à voix basse.

- Il l'entend. Et il entend aussi ce que les pattes de ce cheval ont tués. La saleté qui t'a éclaboussée. Il entend aussi notre dieu croître pour lui manger les yeux à ce cheval-là. Pas les yeux du patron, non, les yeux de son cheval parce que sans lui, il n'est que du crottin d'agneau ! »

Il se mit à jouer des lames de ciseaux. La voix fine de l'acier résonna profondément dans l'obscurité de la pièce.

- Le Wamini m'avertit. dit-il.

- Entends-tu, ma fille ? Ce ne sont pas les doigts de ton père qui agitent les lames du ciseaux, c'est le Wamini qui les fait tinter.

Ce sont des lames de ciseaux séparées, le Dansak’ les tient par les poignées et les frappe l’une contre l’autre. Avec cet instrument, un danseur peut tout aussi bien jouer une musique fluide comme de l'eau, qu'une musique enflammée : cela dépend du rythme, de l'orchestre et de l'esprit qui l’ habite. Il danse seul ou en duel. Les prouesses qu'il réalise et son ardeur pendant la danse dépendent de l’esprit qui est aux dessus de sa tête ou dans son cœur et qui le fait danser, ou lancer et rattraper des broches avec sa bouche, transpercer son corps d'alênes ou marcher dans les airs sur une corde tendue depuis la cime d'un arbre jusqu'à la tour du village en jouant des ciseaux.

J'ai vu le très vénérable Père Untu vêtu de noir et de rouge, couvert de miroirs, danser en jouant des ciseaux sur une corde tendue dans les airs. J’entendais le chant de l'acier plus fortement que celui du violon et de la harpe qui jouaient tout près de moi. À l’aube, la silhouette noire du Père Untu apparut sous la lumière incertaine du jour naissant ; il oscillait dans l'ombre de la grande montagne. Le chant de ses ciseaux qui allait du ciel à l'univers tout entier nous saisit, nous, le millier d'indiens et de métis qui le regardions avancer depuis l'immense eucalyptus jusqu'à la tour. Nous avions tous arrêté de respirer et nos cœurs de battre. Son voyage dura une éternité. Il atteignit la fenêtre de la tour au moment où le soleil illuminait la pierre des arches blanchie à la chaux. Il dansa encore quelques instants dans le clocher et descendit. On entendait le chant de ses ciseaux dans la tour ; il devait chercher les marches à tâtons dans l’obscurité.

L’univers ne chantera plus jamais de cette manière, jaillissant tout entier de deux lames d’acier. Je me souviens du chant des oiseaux, des palombes et d’autres, nichés dans le peuplier pendant que le Père Untu se balançait dans les airs. Les petits oiseaux roucoulaient joyeusement à l'unisson du chant de l’acier du dansak', l’Homme en harmonie avec l'univers.

Le génie d'un dansak’ dépend de l’esprit qui l'habite : l'esprit d'une montagne ( le Wamini ) ou d'un précipice au silence diaphane ou d'une grotte abritant des taureaux d'or et des damnés embrasés ou encore d'une cascade se précipitant du sommet de la montagne, ou bien seulement d’un oiseau, d'un insecte volant expert de l’abîme, d’ arbres, de fourmis et de l’obscurité sécrète ; de ces quelques oiseaux maudits ou étranges, le hakakllo, le chusek ou du Saint Georges, insecte noir aux ailes rouges qui dévorent les tarentules.

Rasu-Ñiti était le fils d'une montagne aux neiges éternelles, un grand Wamini, qui à cette heure-ci, lui avait envoyé son esprit : un condor gris au dos blanc vibrant.

Lurucha, le harpiste du dansak’ arriva en jouant suivit de Don Pascual, le violoniste qui jouait aussi, mais selon la tradition, le Lurucha dirigeait le duo. Avec son onglet métallique, il faisait retentir ou gémir les cordes métalliques ou de boyaux de l’instrument selon les passages parfois tristes des danses.

Derrière les musiciens venait Atok' Sayku, le disciple de Rasu-Ñiti. Il avait lui aussi revêtu son habit d’apparat mais ne jouait pas des ciseaux ; il marchait la tête baissée. A-t-on jamais vu un dansak’ pleurer ?

Rasu-Ñiti vivait dans un petit hameau constitué d’une vingtaine de familles. Les grands villages n'étaient pas très loin. Un petit groupe de personnes suivaient les musiciens.

- Lurucha vois-tu le Wamini ? demanda le dansak' depuis sa chambre.

-Oui, je le vois. C’est l'heure.

-A-t-il des ailes ?

- Atok' Sayku, le vois-tu ?

Le jeune homme sur le seuil de la porte regarda la tête du dansak'.

- « Il bat un peu des ailes. Je ne le vois pas très bien, Père.

- Bat-il des ailes ?

- Oui, Maître.

- C'est bien, jeune Atok'Sayku. Je sens la lame du couteau dans mon cœur, ça y est ! Joue. » dit-il au harpiste.

Lurucha joua le prologue Jaykuy et enchaîna tout de suite le Sisi nina “ fourmi de feu”, un autre temps de la danse.

Rasu-Ñiti dansait en titubant, un petit peu. Le public entra dans la chambre. Les musiciens et le disciple prirent place sous le rayon de soleil.

Rasu-Ñiti occupait l’espace où le rayon de soleil était le plus bas. Ses jambes lui brûlaient. Il dansait sans ferveur, presque tranquille le jaykuy ; ses pieds s'animèrent pendant le Sisi nina.

- Le Wamini bat plus vite des ailes, dit Atok' Sayku, en regardant au dessus de la tête du danseur.

Celui-ci dansait avec plus de brio. L'ombre de la chambre s’amplifiait comme chargée de vent ; le dansak’ renaissait, mais son visage encadré par le mouchoir blanc se durcit et se rigidifia ; de sa main gauche il agitait son mouchoir rouge comme s’il luttait contre un bout de viande. Sa coiffe ornée de miroirs se balançait ; soudain le rythme de la danse devint plus perceptible. Lurucha tenait son visage collé contre la hampe de la harpe. D'où venait cette musique ? D’où jaillissait-elle ? Pas seulement, pas juste des cordes ou du bois.

- « Ça y est ! J'arrive ! J'arrive ! » dit le danseur à voix haute, la dernière syllabe s’étrangla dans sa gorge, sa jambe se paralysa.

- « Le Wamini est là !» s'exclama la femme du dansak’ en sentant sa cadette trembler. Le harpiste changea de rythme et entama le Waqtay (la lutte). Rasu-Ñiti fit tinter plus vivement ses ciseaux. Il les dressa en direction du soleil et se figea ; bien que son visage se rigidifiait et ses yeux s’enfonçaient, il fit un tour sur sa jambe valide. Alors, son regard qui jusque là était perdu dans le vide, ne fixant rien de précis, un instant, se posa sur sa fille aînée, presque joyeux.

- « Le dieu grandit, il tuera le cheval ! » dit-il, la bouche pâteuse. Il n’avait plus de salive.

- Lurucha ! Patron ! Fils ! Le Wamini me dit que tu es fait de maïs blanc. Ton chant sort de ma poitrine, de ma tête.

Il tomba assis sur le sol sans s’arrêter de jouer des ciseaux. Son autre jambe se paralysa. Avec sa main gauche, il secouait son mouchoir rouge tel un chiffon des chicheria les mois venteux. Lurucha qui ne semblait pas le regarder, commença le Yawar mayu (la rivière de sang), le final de toutes les danses.

Le public se tenait coi, plus aucun bruit, ni de la basse-cour, ni des champs éloignés. Les poules et les cochons d'Inde avaient-ils eux aussi conscience de ce qui était en train de se passer ? De ce que signifiaient ces adieux ?

Lentement l’aînée des filles sortit dans le couloir. Elle portait dans ses bras une des grappes d'épis de maïs de couleurs. Elle la posa par terre. Un cochon d'Inde s’aventura lui aussi hors de son trou. C'était un mâle, aux poils frisés ; un instant, il regarda les hommes avec ses yeux extrêmement rouges et s’engouffra dans un autre trou en sifflant.

Rasu-Ñiti vit la petite bête. Pourquoi prit-il à cet instant même plus d'impulsion, comme s'il s’arrachait d'un grand fleuve boueux pour suivre le rythme lent du Yawar mayu que jouaient Lurucha et Don Pascual ? Lurucha ralentit le rythme endiablé de cette danse. C'était le Yawar mayu, mais plus lent, plus profond ; à l'image de ces fleuves immenses chargés des premières pluies ; ces fleuves des alentours de la forêt qui coulent sous le lourd soleil, charriant sans répit la boue, les animaux morts et les arbres. Ces fleuves vont entre les montagnes basses assombries par les arbres. Pas comme les fleuves des montagnes qui se précipitent sous la lumière vive puisant leur silence des abîmes rocheuses, aucune forêt ne leur portent ombrage.

Rasu-Ñiti suivait ce rythme de la tête et des ciseaux mais son bras qui agitait le mouchoir tomba sans vie. Rasu-Ñiti se coucha sur son dos.

-« Le Wamini bat des ailes sur son front, dit Atok' sayku.

- Maintenant lui seul peut le voir, dit son épouse pour elle-même, je ne le vois plus. »

Lurucha raviva le rythme du Yawar mayu comme si des grosses cloches sonnaient. Le harpiste en parcourant de son ongle de métal les cordes d'acier nous éreintait ; il pinçait les plus grosses et les plus épaisses cordes de boyaux. On entendit distinctement le chant du violon.

La cadette fut prise d'un soudain désir de chanter. Elle s’agitait tout en conservant une attitude grave. Elle voulut chanter alors que les doigts de son père jouaient encore des ciseaux, ils allaient bientôt eux aussi se refroidirent. Le rayon de soleil n’éclairait plus que le plafond. Le père jouait des ciseaux en les agitant un peu dans l'obscurité épaisse du sol. Atok' sayku créa un petit espace entre lui et les musiciens. L'épouse du danseur s’avança d'un demi-pas de la rangée qu'elle formait avec ses filles. Les autres spectateurs muets se figèrent plus encore. Qu'allait-il passer ? On ne leur demanda pas de sortir.

« Le Wamini est maintenant sur le cœur » - s'exclama Atok' sayku.

Rasu-Ñiti laissa tomber ses ciseaux. Il continuait à bouger de la tête et des yeux. Le harpiste changea de rythme, il joua sur un rythme de galop l'illapa vivon (le bord du rayon), sur les cordes d’acier. Le violon ne put le suivre. Don Pascual adopta alors la même attitude grave du public, l'archet et le violon pendants de ses mains.

Rasu-Ñiti bougea des yeux ; la cornée, la partie blanche, paraissait être la plus vive, la plus lucide, il n'était pas effrayant. La cadette avait toujours ce désir irrépressible de chanter, comme elle le faisait habituellement près du grand fleuve dans le parfum des fleurs de rétama qui poussaient sur les deux rives. Ce désir de chanter était différent, bien que tout aussi intense. l'illapa vivon dura longtemps, très longtemps. Lurucha changeait à chaque instant de mélodie mais pas de rythme. Et maintenant, il regardait le maître. La flamme dansante qui jaillissait des cordes d'acier de son harpe suivait le mouvement égaré des yeux du dansak’, elle le suivait malgré tout. Lurucha était fait de maïs blanc, comme le disait le Wamini. L’œil du danseur moribond, la harpe et les mains du musicien allaient ensemble ; la file de fourmis noires qui avait atteint le rebord de la fenêtre parallèle au sol, s’arrêta au son de cette musique. Le monde se tait parfois. Là, c’était pour la harpe du maître qui toute sa vie, avait accompagnée le grand dansak,’ dans des centaines de villages, sous des milliers de toits.

Les yeux de Rasu-Ñiti se fermèrent. Son corps paraissait plus grand. Sa coiffe avec ses miroirs l’illuminait.

Atok' sayku sauta près du cadavre. Il s'éleva en dansant et en jouant de ses brillants ciseaux. Ses pieds volaient. Tous le regardaient. Lurucha joua le Lucero kanchi (la lumière de l'étoile), du Wallpa wak'ay (chant du coq) qui accompagne le début des compétitions des dansak' au milieu de la nuit.

- « Le Wamini est là ! Sur ma tête ! Dans ma poitrine, il bat des ailes ! » dit le nouveau dansak'.

Personne ne bougeait.

C’était, avec des tendons de bête tendre et le feu du Wamini, Rasu-Ñiti ramené à la vie, battant des ailes à travers les siècles, éternellement.

Lurucha inventa les rythmes les plus compliqués, les plus solennels, les plus vifs. Atok' sayku les suivait, ses jambes s'élevaient, ses bras, son foulard, sa toque, tout était à sa place. Personne ne volait comme ce jeune dansak'; dansak'-né.

- « C'est bien !- dit Lurucha, - C'est bien ! Le Wamini est content. Il est là sur ta tête, le blanc de son dos brillant comme le soleil à midi sur la montagne enneigée.»

- Je ne le vois pas ! dit l'épouse du danseur.

- Nous enterrerons Rasu-Ñiti demain à la tombée de la nuit.

- Il n'est pas mort. Ajajayllas ! » s'exclama la cadette. Il n'est pas mort. Il danse."

Lurucha regarda la jeune femme attentivement. Il s'approcha d'elle, en titubant comme s'il avait bu de l’eau de vie.

- Le condor a besoin d'une colombe ! La colombe a besoin d'un condor ! Le dansak' ne meurt pas ! - dit-il.

Pour le dansak' personne ne pleure. Wamini est Wamini.

(1961)


adaptation théatrale de L'agonie de Rasu-Ñiti par Javier Maravi Aranda


WAYTAY-LA AGONÍA DE RASU ÑITI(parte 1)

https://www.youtube.com/watch?v=9ubOlSYDdss

WAYTAY-LA AGONÍA DE RASU ÑITI (parte 2)

https://www.youtube.com/watch?v=GZImZ0H1AtY